Friday, April 22, 2016

Nico Papatakis' film, "Les Pâtres du Désordre", "The Shepherds of Disorder" , "Oi Voskoi",1968.
with Olga Karlatos. ©Gaumont / Photos Archives Manuela Papatakis.

“Olga Karlatos, Manuela Papatakis. Conversation Août 2015” “Le Regard et L’Acte, Nico Papatakis”.

© Manuela Papatakis - Extrait du livret inclus dans le coffret GAUMONT de “ L’INTÉGRALE NICO PAPATAKIS ” (parut en Décembre 2015)
Traduit de l’anglais
MANUELA PAPATAKIS
Olga, Nico Papatakis et toi, vous vous êtes rencontrés à Athènes, lors d’un casting pour son film Les Pâtres du désordre. Parle-moi de votre rencontre.
OLGA KARLATOS
La rencontre s’est passée à peu près comme ça : ton père se trouvait en Grèce en 1966, il était à la recherche de comédiens. Il avait besoin de trois jeunes acteurs dans les rôles principaux et on lui avait recommandé d’aller assister aux examens de fin d’année de l’école d’art dramatique du Théâtre national grec. Il m’a vue sur scène et m’a ensuite appelée pour me demander si j’accepterais de passer une audition pour son film.
Ton père auditionnait d’abord les acteurs séparément. Je ne l’ai rencontré que par la suite, avec Dialegmenos et Tsangas, quand il réduisait ses choix et auditionnait les acteurs en groupe. Une fois ses décisions prises, il nous a fait répéter durant trois semaines, avant de nous proposer officiellement des rôles, dans une maison qu’il louait à Varibobi. Je me souviens t’y avoir rencontrée.
Au fil du temps, ton père et moi avons développé une forte complicité dans le travail et, en même temps, une attirance l’un envers l’autre. C’était un travail très dur. Nico n’avait pas beaucoup d’argent et nous avons dépassé le budget et le temps imparti. La production s’est arrêtée alors que nous n’étions pas du tout à la fin du film. Tout cela avait lieu en 1966, l’année précédant le coup d’État.
Donc, vers la fin de l’été, nous avons dû arrêter le tournage pour manque d’argent. Puis Nico s’était débrouillé pour en trouver un peu et nous avons repris le tournage en automne avec une équipe très réduite. Nous n’étions que quelques trois ou quatre personnes, dont Christian Guillouet qui revenait de France pour la photographie. Puis, il y avait Nico, Dialegmenos et moi.
Tous les jours, nous devions, dès l’aube, gravir le Mont Parnasse, avec un âne portant l’équipement, à cause des scènes de montagne. Le plus souvent, nous étions incapables d’enregistrer quoi que ce soit parce que, entre octobre et décembre, le temps est très souvent couvert. Nous étions dépendants du soleil pour la lumière puisque l’histoire se déroulait au cours d’une même journée au moment de Pâques.
C’est à cette période que ma romance avec Nico a vraiment commencé. Toutes ces montées et descentes quotidiennes pendant des heures, à pied, dans l’attente d’un rayon de soleil, en attendant la bonne lumière... Dès lors, nous avions appris à nous connaître mieux et notre relation ne reposait plus seulement sur un rapport professionnel.
En décembre, la neige est arrivée et nous ne pouvions plus filmer du tout. Le film n’était pas encore achevé, et nous avons passé les premiers mois de 67 à faire du doublage – à cette époque, nous ne pouvions fonctionner qu’avec un son témoin, il était alors nécessaire de se doubler. Nico voyagait souvent à Paris à la recherche d’argent. Finalement, il avait réussi et il s’apprêtait à reprendre le tournage au printemps. Dès que la neige a fondu, nous avons repris là où nous nous étions arrêtés, au sommet de la montagne, mais avec une équipe plus importante car nous avions un grand nombre de figurants.
Le 20 Avril 1967, Nico et moi, nous nous sommes finalement mariés dans le calme, en présence seulement de mes parents. Comment et pourquoi cela est arrivé est une autre histoire. Mais cette date s’est révélée particulièrement significative à cause de ce qui a suivi. Nous avons passé la nuit à la maison à Varibobi – c’était la première fois que j’étais autorisée à quitter la maison de mes parents. Lorsque nous nous sommes réveillés le lendemain matin, nous avons vu des soldats à l’extérieur de la maison. Nous avons allumé la radio, mais on n’y jouait que des marches militaires. L’armée avait renversé le roi et le gouvernement et pris le pouvoir en Grèce. La loi martiale avait été instaurée. Il n’y avait plus de connexions, pas de téléphone, pas de bus, pas de circulation. Rien. Nous ne pouvions aller nulle part. Varibobi était particulièrement surveillée parce que le palais du roi était juste à côté.
Tout tournage de film était absolument interdit, ainsi que tout rassemblement de plus de 5 personnes. Une fois de plus, nous étions contraints à arrêter le travail sans avoir pu terminer les scènes finales du film. Mais Nico était décidé à persévérer à tout prix : il a réussi à convaincre l’équipe de braver tous les risques et de continuer à filmer. Mais nous avions malheureusement besoin d’un grand nombre de figurants pour jouer les villageois et les policiers gravissant la montagne à la poursuite de Thanos et Despina. Ceux d’entre eux jouant les rôles de policiers devaient être vêtus d’uniforme et porter des armes. Les fusils étaient faux, mais ils avaient l’air bien réels. C’étaient ceux utilisés dans le film Le Jour le plus long et Nico les avait commandés en France lorsque l’armée grecque, probablement au courant de ce qui allait se produire, avait refusé de lui prêter des vrais uniformes, comme elle le lui avait promis.
Tous les fusils et les uniformes de policiers étaient planqués dans la maison à Varibobi – nous aurions été arrêtés sur-le-champ si n’importe qui avait frappé à notre porte. L’organisation du trans- port clandestin tous les jours de tous ces matériaux et des extras jusqu’au sommet de la montagne était une chose terrifiante. Et sur place, nous devions en plus nous cacher dans les buissons chaque fois que des hélicoptères militaires survolaient les alentours. C’était étonnant : tout le monde acceptait de jouer pour l’amour de Nico ! Et il y a eu bien d’autres situations également dangereuses auxquelles nous avons eu à faire face jusqu’à ce que le film soit enfin a peu près achevé un mois ou deux après le coup d’État. Si nous avons réussi cela, c’est probablement parce que l’armée était, les deux premiers mois, trop occupée par ses priorités militaires pour comprendre même ce que nous faisions. Et finalement, nous avons embarqué les négatifs et tout et nous avons quitté la Grèce. Ce n’était pas trop tôt !
M.P
Vous vous êtes donc mariés le 20 avril, jour de ton anniversaire, et le lendemain matin, s’installait la dictature de la junte militaire. Le nouveau régime surveillait de près mon père. Te sentais-tu en danger ?
O.K
Nico ne me tenait pas au courant de ses activités politiques. Peut- être parce qu’il ne voulait pas me mettre en danger ou alors par souci de confidentialité, ou les deux, mais il gardait pour lui ses activités. Pendant les événements de Mai 68 à Paris, nous étions tout le temps ensemble, nous allions à toutes sortes de manifestations ou de débats, mais jamais je n’ai été impliquée avec lui dans une véritable action politique.
Je pense qu’il faudrait que je te dise pourquoi nous nous sommes mariés, parce que cela en dit long sur la façon de penser, très singulière, de ton père. C’est au début de l’hiver 1967, pendant le doublage, qu’il m’a annoncé sa décision de m’épouser. Jusque là, nous étions déterminés à vivre ensemble et j’avais accepté de le suivre en France à la fin du film, mais il n’était pas question de se marier car il ne croyait pas au mariage.
M.P
Oui, il considérait le mariage comme une posture bourgeoise. Ce n’était pas dans ses projets de vie.
O.K
Oui, et c’est précisément la raison pour laquelle il a voulu qu’on se marie ! Cela peut sembler paradoxal, mais, parfois, on peut arriver à la même conclusion en partant de raisonnements diamétralement opposés. C’était pour cela que Nico était souvent incompris. Dans notre cas, Nico, qui a écrit Les Pâtres du désordre sans me connaître ni sans connaître ma famille, connaissait parfaitement la mentalité grecque. Et il y avait un parallèle évident entre Despina et moi. Nico et moi, on en riait souvent. Et donc, connaissant l’importance culturelle et religieuse du mariage en Grèce, il m’expliqua un jour que rejeter le mariage signifierait qu’il croyait à la différence qu’un bout de papier ferait dans notre relation. C’est comme cela qu’il est arrivé à cette conclusion : « Nous allons nous marier avant de quitter la Grèce. Sinon, ce sera le chaos, tes parents vont empoisonner ta vie et tu vas empoisonner la mienne. »
M.P
Olga, j’aimerais que tu me parles de la façon dont tu as abordé le rôle de Despina.
O.K
Tu sais, avec Nico, l’approche était toujours la sienne. Oui, il fallait que tu te prépares, que tu connaisses par cœur tes répliques, que tu analyses ton rôle et que tu le répètes ; mais c’est lui qui avait l’entière responsabilité de l’interprétation, des répétitions, du tournage et de tout.
Il y avait d’intenses répétitions qui exigeaient que l’on donne le meilleur de nous-mêmes en continu. Et ensuite, une fois que Nico avait tout préparé, on partait pour cent nouvelles répétitions. Puis, on passait au tournage et il prenait cent prises... Il était extrêmement exigeant avec ses acteurs et il me traitait comme il aurait traité n’importe qui d’autre. Parfois, je ne comprenais pas pourquoi il me traitait si durement. Je pensais qu’il m’en voulait ou que je jouais vraiment mal, mais tout ce qu’il essayait de faire, c’était d’obtenir le meilleur de ses acteurs en provoquant des réactions en direct correspondantes à celles qu’il souhaitait dans le jeu.
Par exemple, dans Les Pâtres du Désordre, il a été horrible avec Dialegmenos le jour où nous avons tourné la scène de l’humiliation, celle où on le voit se mettre à genoux et demander pardon à Vlahopoulos. Nico l’insultait et essayait de l’énerver afin que la colère et l’humiliation qu’il avait infligées à Dialegmenos soient également présentes à l’écran. Il faisait la même chose avec tout le monde. Il voulait que tous, des comparses aux protagonistes, il voulait que tous donnent leur maximum. Personne ne devait briller plus qu’un autre. Il nous mettait tous en condition, et ça a été pareil pour Gloria Mundi.
M.P
Il est vrai qu’il a obtenu des résultats incroyables. Ta performance dans Gloria Mundi constitue un défi explosif et dangereux pour toute actrice.
O.K
Gloria Mundi m’a appris que dans les films, il ne suffit pas de ressentir une situation, il faut également l’interpréter. Quand tu en viens à te sentir humiliée, tu dois projeter de l’humiliation. Prenons par exemple la scène de la cigarette dans Gloria Mundi. La cigarette allumée s’écrasait réellement sur ma peau - et donc la douleur était bien réelle. Nico m’a demandé de contrôler ma douleur, d’essayer de ne pas la montrer, de l’intérioriser, comme si je ne sentais presque rien. Et j’ai effectivement réussi à supporter la douleur au moment de la prise, mais ensuite, Nico a trouvé que mon expression était trop fade et a éliminé cette prise. Encore une fois, Nico était prêt à utiliser n’importe quel moyen, en fonction de la scène, pour t’amener là où il fallait, pour te mettre dans l’humeur qu’il fallait. Et il savait quelle scène était la bonne.
M.P
Donc en d’autres termes, tu dis que Nico te mettait dans la situation psychologique et émotionnelle qui te faisait vivre la scène, plus que l’interpréter.
O.K
Oui, il fallait que je sois dans un état particulier. Je devais trouver cet état, mais d’un autre côté je devais également le projeter. Ressentir un état permet de le rendre authentique, mais tu dois également trouver une manière de traduire cette émotion que tu ressens, tu dois la jouer. Tu dois toucher le spectateur.
Parfois, lorsque les émotions sont complexes, le défi est encore plus grand. En fait, l’ambiguïté est la chose la plus difficile à exprimer lorsque tu joues. Je vais prendre comme exemple une scène entre Despina et son frère, Périclès (joué par Nikiforos Naneris). Il lui fait la morale pour qu’elle refuse d’épouser l’homme choisi par son père. C’est comme si c’était lui le féministe, alors que c’est elle qui devrait jouer ce rôle. Il y a un gros plan sur son visage qui dure un moment tandis qu’elle répond en plaidant le contraire : « Non, je ne peux pas aller contre mon père. Je ne le ferai pas parce que... » mais il s’agit de ce qu’elle dit, pas de ce qu’elle ressent. Elle est dans un processus de rébellion contre tout cela, et pourtant, elle se fait l’avocat de quelque chose en quoi elle ne croit pas vraiment - elle n’est pas sûre, et le spectateur non plus.
Les subtilités comme celles-ci sont sûrement les plus difficiles à exprimer pour un acteur.
M.P
Dans Les Pâtres du Désordre, quelle a été la scène la plus dure à jouer pour toi ?
O.K
Il y a eu de nombreuses scènes qui m’ont créé des soucis. Je me souviens d’une en particulier qui n’a pas eu lieu pendant le tournage mais pendant le doublage. C’est la scène où Despina, très contrariée d’avoir vu Katina relever sa jupe et insulter son père, réagit à cette agression par un rire prolongé et incontrôlable. On la voit faire le tour de sa chambre et s’effondrer finalement sur son lit tout en continuant à rire. Tu te souviens de cette scène ?
M.P
Bien sûr, la scène où Katina, la mère de Thanos, relève sa jupe sous les fenêtres de Despina en maudissant sa famille !
O.K
Je devais doubler le rire de Despina dans un studio d’enregistrement. Ce n’était pas la même chose que le cri de Gloria Mundi, parce que le rire était long et continu. Cela devait être un rire dérangeant, traduisant un trouble intérieur qui allait transformer complètement Despina. Nico n’était jamais satisfait et nous avons passé des jours à enregistrer ce rire avant qu’il ne le valide.
Du point de vue de la souffrance, la scène la plus dure est sans doute celle de la flagellation dans la montagne. Mais il y a d’autres scènes qui ont été tout aussi douloureuses, comme celle où Despina grimpe sur des cailloux, et plus elle parvient à grimper, plus elle repart en arrière comme dans un cauchemar. Je me souviens très bien de cette scène parce qu’il fallait que je sois pieds nus ou que j’utilise le béret de Yankos (Labros Tsangas) à la place de chaussures et je ne pouvais pas marcher. Je devais ramper, en avant, en arrière. C’était atroce, mais on ne peut pas savoir quand on regarde le film ce que les acteurs ont enduré.
M.P
Ça a sûrement été courageux de ta part d’explorer ton jeu d’actrice en repoussant tes limites à ce point-là, et il faut dire que tu atteins des sommets dans Gloria Mundi. Et en ce qui concerne la scène qui se passe dans la cour d’école avec George Dialegmenos ? Il s’agit d’une scène d’une grande puissance qui révèle la nature de leurs relations. Comment vous vous entendiez, toi et Dialegmenos ?
O.K
En tant qu’acteurs, nous avions beaucoup d’empathie l’un pour l’autre. Nous partagions les mêmes émotions et devions affronter les mêmes défis, nous avions le même maître, et nous comptions beaucoup l’un sur l’autre. Dans les rôles de Thanos et de Despina, nous faisions face à une relation d’une grande complexité. La force de cette relation tient au fait qu’elle n’est pas basée sur une attirance physique directe mais qu’elle est d’abord un processus de libération pour les deux personnages. C’est d’abord une attirance pour le personnage de l’autre, pour le défi existentiel qu’il représente pour l’autre. Mais, en réalité, la seule vraie scène érotique du film, si j’ose dire, qui est également une scène particulièrement belle et poétique, se trouve tout à la fin, lorsque le personnage qui a une marguerite dans la bouche la fait tomber sur le visage de Despina.
M.P
Ce qui rend leur amour si érotique, et intense, est qu’ils contournent tous contacts physiques.
O.K
Je pense que la scène où il tente de lui faire jeter une pierre sur la vitrine du magasin afin qu’ils puissent piller la boutique, je pense qu’elle est aussi érotique. En réalité, tout ce qu’ils font est érotique. Ils prennent le même chemin et poussent les choses à bout. Et ils échangent leurs rôles : parfois, c’est lui qui est le plus fort et parfois c’est elle. Ils alternent. Elle crache sur lui, il la jette à terre, c’est tout un jeu érotique. Mais les répercussions et le sens de ces séquences vont plus loin que le simple érotisme.
M.P
Abordons maintenant Gloria Mundi. Nico dit s’être inspiré du livre La Question d’Henri Alleg, ainsi que du témoignage de Djamila Boupacha rapporté par Simone de Beauvoir. Alleg et Boupacha ont été torturés durant la guerre d’Algérie.
Quels liens y avait-il entre ces documents et le projet de Gloria Mundi ?
O.K
Disons que Nico a été obsédé par la guerre d’Algérie.
M.P
Oui, il était révolté par la guerre d’Algérie, mais aussi par ce qui se passait en Palestine à cette époque. Hamdias, dans le film, est un cinéaste palestinien ...
O.K
Il était profondément affecté par la Palestine. La Palestine a toujours fait partie de nos discussions parce que c’était un sujet brûlant à l’époque. Et ça l’est toujours, bien sûr. Mais l’Algérie a été le contexte pour traiter du sujet de la torture.
M.P
Comment le scénario s’est-il développé ?
O.K
Je me souviens seulement que nous en parlions 24 heures sur 24. J’ai vécu ce script, je l’ai vu naître scène par scène. Je n’ai jamais osé avoir une opinion parce que j’étais toujours suspendue aux lèvres de Nico.
M.P
Combien de temps a-t-il mis finalement pour l’écrire ?
O.K
Oh, mon Dieu, environ deux ans, peut-être. Beaucoup de temps en tout cas. Le titre initial du scénario était Acte, Gloria Mundi est venu bien plus tard.
M.P
Sais-tu pourquoi il a changé de titre ?
O.K
Il s’est inspiré de l’expression latine « sic transit gloria mundi, » une phrase qui était utilisée dans le rituel des cérémonies de couronnement papal.
M.P
L’expression signifie: « Ainsi passe la gloire du monde. »
O.K
Oui, on interprète souvent ce titre comme une référence à la gloire mondaine. On cite plutôt le début, sic transit, mais je crois que la partie qui intéressait Nico était la gloire du monde. Ces mots devaient dans son esprit renvoyer à une représentation ironique du pouvoir et aux systèmes de domination qui se conservent grâce à la pratique de la torture. On peut y voir aussi une connotation religieuse puisque Nico pensait que le christianisme, qui a fait de la croix un symbole et a fondé ses principes sur la souffrance, l’humiliation et la crucifixion de Jésus, a créé le concept de la sainteté de la torture.
M.P
Nico a toujours dénoncé l’hypocrisie des pouvoirs religieux, des aliénations et des extrémismes ... Donc, après de deux ans d’écriture, il a, au bout du compte, obtenu la production de Sabine Gayet ?
O.K
Ce n’était pas une productrice professionnelle. C’était une dame fortunée qui avait des aspirations intellectuelles et qui était fascinée par le projet, ou par Nico, ou par les deux. Elle voulait investir dans des productions cinématographiques, elle a mis l’argent et a créé Gaia Productions. À propos de l’image, je me souviens que Nico a également fait passer un mauvais moment à Frédéric Variot, le chef opérateur . Il souhaitait une image très dure et ne voulait pas que Galaï apparaisse comme une « belle actrice ». Donc, il est passé par beaucoup d’essais pour l’éclairage afin de s’assurer que les choses étaient crues et Galaï fatiguée, comme le personnage devrait l’être, toute beauté ne sortant que de l’intérieur.
M.P
Si j’ai bien compris, la relation entre Nico et Sabine Gayet n’a pas toujours été paisible. Cela a -t-il compliqué la réalisation du film ?
O.K
Je dirais plutôt que c’est le problème avec la réalisation du film qui a dégradé leur relation. Sans surprise, nous avons dépassé le temps imparti et le budget, et Sabine pressait Nico pour accélérer le rythme. Mais il refusait de faire des compromis, et cela créait beaucoup de tension entre eux. En fin de compte, elle s’est retrouvée à court d’argent et la production a été interrompue.
M.P
Oui, je suppose que commencer, sans expérience préalable, une carrière de producteur avec Nico Papatakis, n’était pas facile. À quelle étape du film l’argent a-t-il manqué ?
O.K
Je ne m’en souviens pas exactement, mais je crois que cela a été à peu près au moment où nous tournions les scènes de torture.
M.P
Comment Nico a-t-il réussi à terminer le film ?
O.K
Eh bien, il a dû trouver de l’argent. Il avait aussi un groupe d’amis qui l’ont beaucoup soutenu et qui ont trouvé de l’argent pour lui. Mais cela a pris du temps. Peut-être moins d’un an, mais cela m’a semblé être une éternité. Donc, nous avons terminé, encore une fois, avec Variot et une très petite équipe. Je crois que nous avions encore un gros travail qui restait à faire, et notamment à faire exploser la maison dans la scène finale.
M.P
Est-ce que tes cours de théâtre à Athènes t’ont aidée dans le jeu des personnages de Nico que tu as interprétés ?
O.K
Je n’ai jamais vraiment fait du théâtre, à proprement parler. Bien sûr, ma formation était théâtrale et les thèmes de Nico, ainsi que sa direction d’acteurs, sont liés au théâtre antique grec. Mais mon seul vrai travail sur scène a été mon expérience dans le chant au cabaret de L’Écluse au début des années 1970. Nico a toujours été fasciné par les mots et il m’a poussée, non seulement à chanter les notes, mais à « dire » les mots, à les interpréter en utilisant une certaine forme de projection théâtrale. C’est pourquoi il tenait à me donner de vrais textes que je pouvais interpréter tout en chantant leurs paroles.
M.P
Lorsque Nico t’a introduite au cabaret de L’Écluse tu as chanté des textes de Marguerite Duras.
O.K
Duras a effectivement écrit les textes de certaines de mes chansons, mais malheureusement je n’en ai plus la trace aujourd’hui.
M.P
Il s’agissait de textes écrits pour toi ?
O.K
Oui, les poètes que Nico contactait étaient invités à écrire des paroles ou des poèmes spécialement pour moi. Il y a eu aussi des textes du poète Guillevic. Un compositeur a mis ces poèmes en musique, il s’appelait, je crois, Philippe Gérard. Nico les a mises en scène pour moi d’une manière très stylisée, avec des gestes minimalistes, presque linéaires.
M.P
Dans Gloria Mundi, tu es généralement toute seule tout au long du film. Le film entier et « Hamdias » ont la caméra sur toi... je suppose que la préparation du rôle de Galaï était plus exigeante encore que celle de Despina dans Les Pâtres du Désordre ?
O.K
Jouer toute seule est très différent. Lorsqu’on joue avec un autre acteur, il y a une interaction, mais Nico exigeait qu’on joue à cent pour cent, même lorsqu’on était hors caméra. Il n’y avait aucun trucage et aucun script que quelqu’un lisait. Peu importait sur quel acteur la caméra faisait le point, il fallait toujours jouer comme si on était filmé.
Dans Gloria Mundi, Galaï est une actrice qui essaye désespérément de trouver le cri authentique qu’on pousse sous la torture. Dans cette recherche, elle va jusqu’à se soumettre elle-même à la torture dans la vie réelle. Ce sont ces histoires parallèles qui se déroulent sur l’écran. Bien que je ne sois pas allée jusqu’aux mêmes extrémités, j’ai fait quelques expériences avec l’électrocution pour me familiariser avec la sensation. L’histoire de la cigarette que j’ai mentionnée plus tôt est un autre exemple. Note, cependant, qu’il n’y avait pas de cri impliqué dans la scène de la cigarette. Au contraire, j’étais censée intérioriser la douleur. Nous n’avons pu le faire qu’une fois, sans répétitions, donc je ne pouvais pas le manquer. Mais je l’ai fait. Et je vis encore avec la cicatrice. Elle a à peu près un centimètre. Au fil du temps, elle s’est applatie, mais il y a encore une tache blanche et un cercle. Cela n’a pas mis en danger ma vie mais cela a été pour moi une grande leçon d’interprétation.
M.P
Comment as-tu préparé la scène de torture avec le militaire dans la caserne, où tu es allongée sur la chaise de supplice ?
O.K
Je peux seulement dire que toutes les scènes difficiles, même celles sans nudité ou torture, ont toujours impliqué une sorte de torture, vraiment...
M.P
Oui, et cette scène particulière déclenche des questions, non seulement en termes de mise en scène, mais aussi en termes d’interprétation.
O.K
C’est une scène évidemment inquiétante pour le spectateur. Mais lorsqu’on joue, pour moi en tous cas, on entre finalement dans un état second , on n’est plus soi-même mais quelqu’un d’autre. Cet « autre » est retiré de soi. On se sépare de sa propre personne. C’est ce qui m’a aidé à traverser toutes ces scènes difficiles, que ce soit dans Les Pâtres du Désordre ou dans Gloria Mundi. Ce n’était pas moi. Lorsque la caméra tournait, même en répétition, j’étais immergée dans un état où je n’avais pas conscience de moi ou d’auto-contrôle. Crois-le ou non, je ne sentais même aucune douleur. Il y avait une sorte d’injection d’adrénaline. J’étais complètement prise, je n’avais aucun embarras, rien ne me dérangeait. Je ne peux pas vraiment décrire cette condition mentale. On se sépare réellement de soi-même.
M.P
Gloria Mundi est vraiment le résultat, le produit de votre couple. C’est le démantèlement de votre relation à travers une interrogation de la torture sous toutes ses formes : sociale, politique, d’essence religieuse. Crois - tu que le « cri » était réalisable par Galaï ?
O.K
Je ne crois pas, parce qu’il ne représentait pas seulement la douleur, mais également l’humiliation, l’angoisse de trahir sous la torture, le désespoir, la haine, la colère, la révolte, et des sentiments très complexes qui ne peuvent pas être reproduits. On ne peut pas savoir si ce cri a été atteint ou même s’il est « bon ».








"GLORIA MUNDI" with OLGA KARLATOS © Archives M.Papatakis / Gaumont

M.P
Olga, quelle conclusion tires-tu de ton travail dans Gloria Mundi ?
O.K
En tant qu’actrice, je l’ai vécu par la réflexion, en agissant comme un miroir, en essayant de refléter le mieux possible les idées de Nico ou ce qu’il attendait que je fasse. J’ai essayé de faire de mon mieux à cet égard.
Nico voulait que chaque acteur, et toutes les personnes avec lesquelles il a travaillé – je vais utiliser ses mots – « se dépasse soi-même ». Cela a toujours été sa devise. Cela a été ma plus grande leçon de vie.
M.P
Quelle a été ta réaction aux bombes au cinéma Le Bilboquet et aux alertes à l’UGC Marbeuf, trois jours après la sortie de Gloria Mundi sur les écrans ?
O.K
Nous étions dans ton appartement, rue de Rennes, à Paris, lorsque cela est arrivé. Quelqu’un nous a appelés et nous l’a dit. Je me souviens que j’étais absolument dévastée, je ne pouvais pas le croire. En tant qu’actrice, j’espérais que le film aurait un certain succès, au moins du prestige, mais il a été immédiatement interrompu. Nico a également été bouleversé, mais il était habitué, lui, à être contesté par la violence et parfois à être traîné dans la boue par le système. Mais, c’était une chose effrayante.
M.P
Vous vous sentiez vulnérables, comme une cible ?
O.K
Absolument, mais nous avons eu une vie très dangereuse de toute façon. Nous n’avons jamais eu de tranquillité. J’étais toujours préoccupée par les activités de Nico à mon insu, et aussi par la peur de me faire prendre parce que je ne possédais pas de permis de résidence en France, j’y habitais illégalement. L’Europe et le marché commun n’existaient pas à l’époque, et j’étais très mal à l’aise à cause de cela, vraiment.








GLORIA MUNDI with OLGA KARLATOS © Archives M. Papatakis / Gaumont

M.P
Vous étiez profondément attachés l’un à l’autre et votre passion s’exprimait au travers d’œuvres rigoureuses que vous portiez très haut ensemble, mais elle se traduisait aussi dans votre façon de vivre.
O.K
Je vais te donner deux citations que j’ai gardées de Nico qui ne sont pas très connues, je crois. La première était : « Liberté est le pouvoir de choisir ses chaînes ». Parce qu’on est toujours enchaîné. La liberté n’existe pas. Mais être capable de choisir ses chaînes est toute la liberté qu’on peut espérer. Cela s’est traduit aussi dans notre relation. J’étais son œuvre. J’étais lui, vraiment – ou il a pensé que j’étais lui ou il m’a choisie pour être lui. Et j’ai choisi de devenir lui. Oui, j’étais soumise et passionnée. Mais c’était mon choix. Personne ne m’a forcée. Je l’ai choisi comme il m’a choisie. Il a choisi ses chaînes pour moi et j’ai choisi mes chaînes pour lui. Ensuite, nous les avons cassées.
L’autre phrase, il me l’a dédiée après que nous nous soyons séparés. C’est une phrase sur l’amour qui dit : « L’amour commence à la séparation. La rencontre n’en annonce que l’atrocité »!
M.P
Avec le recul, qu’est-ce que Nico continue à représenter pour toi ?
O.K
Il existe de deux façons. Il existe par rapport à son œuvre et il existe par rapport à sa personne. Les deux étaient complètement contradictoires. En ce qui concerne le travail, comme tu le sais, il était agressif et rebelle. En tant que personne, il était l’homme le plus aimable au monde. Il avait un grand sens de l’humour et il était presque timide.
Gloria Mundi a été un moment de communion totale entre Nico et moi. Rappelle-toi la scène de Madame Marsanne de Galaï et son monologue à la foule de l’élite intellectuelle parisienne qui l’humilie : je devais me préparer pour cela. Il le répétait avec moi mot par mot, sentiment par sentiment. Il ne voulait rien laisser passer jusqu’à ce qu’il pense que je l’interprétais bien. Ensuite, je devais continuer à le jouer encore et encore jusqu’à ce que la scène soit « dans la boîte. » Les paroles de cette scène – ce que Galaï dit : « On est estropié l’un de l’autre » – sont sorties des entrailles de Nico, vraiment. C’était au-delà de l’amour.
Ce film était vraiment notre vie. Le gamin loin de ses parents, le metteur en scène absent... Il ne voulait pas être le protagoniste, mais il était là. Il y avait notre relation de travail, celle entre un réalisateur et une actrice. Le film entier était nous, vraiment. Globalement, Nico a eu une infuence incroyable dans ma vie. Il a toujours dit, et a prouvé avec sa propre vie, que l’on n’est pas en vie si l’on n’est pas porteur d’un défi constant. C’est pourquoi, chaque fois qu’il a atteint le succès dans un domaine, il l’a abandonné et il est reparti sur une autre voie à partir de rien. Après notre séparation, j’ai suivi ce chemin en changeant de direction à chaque fois que je me suis installée dans un nouvelle vie. Et je continue à réfléchir à ce que je voudrais faire plus tard !
Août 2015